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Regard critique · Justice sociale

Technologies

Migrations libres

Le numérique a envahi nos vies, sans qu’on y soit tout à fait préparé ou formé. Comment les associations décodent-elles ce nouveau langage? Pourquoi une majorité d’entre elles s’entoure-t-elle encore d’outils marchands déconnectés de ses principes et missions? Certaines ont pris la voie du libre, non sans quelques contraintes.

© Marion Sellenet

Un fichier partagé? Google Drive. Une visioconférence? Zoom. Se faire connaître? Ouvrons un compte Instagram1! C’est un paradoxe qui pose question. Alors que les associations, et le secteur non marchand au sens large, sont «sans but lucratif», défendent l’autonomie, éveillent au regard critique, etc., elles recourent à des logiciels propriétaires et s’engouffrent – sans toujours se poser de questions – dans le marché numérique, faisant fleurir le business de multinationales dont on connaît les dérives en termes de respect des droits du travail ou de la vie privée.

«On s’offusquerait d’un logo McDo mais on se fout d’un Windows dans un cours en ligne, tout comme on réfléchit sur la limonade qu’on consomme dans une asso, et pas sur les outils numériques», illustre Alain, coordinateur de la mission Pour un numérique libre, éthique et critique au CEMÉA (Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active). Or, maîtriser les technologies permet de maîtriser les contenus et les messages. Alors, comment expliquer ce qui reste encore un impensé dans une majorité d’associations, mais aussi d’établissements scolaires, de médias ou d’administrations publiques?

«Il y a plusieurs éléments importants, qui jouent, tant au niveau technique qu’au niveau politique», analyse Jean-Luc Manise. Il est directeur de la transformation digitale au CESEP, administrateur d’Abelli, Association de sensibilisation aux logiciels libres, et de Nubo, toute neuve coopérative qui propose une adresse électronique (mail) et un nuage (cloud), c’est-à-dire un espace en ligne qui permet le stockage, la synchronisation et le partage de données (documents, calendriers, etc.) – infrastructure cogérée et cofinancée – dont les données ne serviront ni au ciblage publicitaire ou à l’enrichissement des géants du numérique, «la base pour reprendre en main une partie de votre vie numérique»2.
«À ce manque de volonté s’ajoute une faiblesse des pouvoirs publics qui accueillent à bras ouverts les GAFAM et sont sensibles aux pressions de lobbys.» Jean-Luc Manise, CESEP

Soutien politique du bout des doigts

Première raison: le manque de volonté politique. Certes, la Wallonie a développé, suite à l’énergie de l’informaticien Joël Lambilotte, une intercommunale 100 % publique qui propose des solutions «libres» aux communes3; certes, le PTB et Écolo soutiennent le «libre». Mais si les déclarations gouvernementales s’engagent à promouvoir les logiciels libres, il ne s’agit selon Jean-Luc Manise, «qu’un soutien du bout des doigts». «Les associations sont donc livrées à elles-mêmes, sans injonction, sans facilitation». Et se jettent dans les bras de plateformes numériques, sans réfléchir au lien entre l’outil «qui leur fait (souvent) peur» et «sa couche idéologique».
«À ce manque de volonté s’ajoute une faiblesse des pouvoirs publics qui accueillent à bras ouverts les GAFAM et sont sensibles aux pressions de lobbys», poursuit notre interlocuteur. Dans son viseur: SOCIALware. Cette asbl, fondée par Bernard Martin, doté d’une large expérience du secteur IT et toujours aux commandes, sur le modèle américain de TechSoup, réseau international de solidarité numérique pour les organisations à but non lucratif né en Californie en 1987, propose des licences Microsoft et autres logiciels propriétaires à des prix concurrentiels aux associations (dont la nôtre, parmi 16.000 autres). Pour son manager, Antonio Tiani, qui dit «ne pas se positionner contre le libre, mais être pragmatique», l’ambition est de «permettre aux assos de réintégrer les économies réalisées – et on parle de plusieurs milliers d’euros – dans leurs missions premières». Pour les assos, c’est (en effet) une façon d’avoir du matériel sans se ruiner et sans craindre de se faire taper sur les doigts pour ses copies pirates. Pour les défenseurs du libre, SOCIALware a«fait basculer la balance du côté propriétaire».

Une question de temps

Une autre raison, selon Jean-Luc Manise, réside dans le développement de la communication des associations. «Les assos sont de plus en plus amenées – de par leur professionnalisation, mais aussi pour justifier les subsides notamment – à rendre visible ce qu’elles font». Elles se tournent alors vers les outils les plus visibles et populaires que nous connaissons tous.

«Tant que le monde ne sera pas libre, il faut aller là où se trouve le grand public», observe Luc Goffinet, informaticien de formation aujourd’hui chargé de politique vélo au GRACQ. Dans cette association, «la question des logiciels libres s’est posée/imposée via nos membres». Sans informaticien à temps plein, sans non plus de stratégie informatique structurée ni de gros budget dédié, comme c’est le cas de nombreuses associations, l’association a pris quelques initiatives. «Notre site est en logiciel libre, on a enlevé le pavé Facebook de notre page d’accueil pour ne pas que les gens soient fliqués. On a migré de WhatsApp à Signal. On a cherché une alternative libre à Zoom. Pour notre serveur, on travaille avec une petite PME spécialisée dans le logiciel libre», détaille Luc Goffinet. Et de conclure: «On le fait dans la limite du temps et de nos moyens. C’est un peu la théorie du ‘best effort’…» Un argument qui revient souvent du côté des associations (voir aussi notre autocritique dans l’article «En route vers la liberté»). Car on ne migre pas en un jour et un claquement de doigts vers le libre. «Ça nécessite de mettre la main à la pâte et ça prend du temps pour apprendre et appréhender l’objet», confirme-t-on chez Abelli.

Voler de ses propres ailes

Le CEMÉA est aujourd’hui totalement libre, c’est-à-dire affranchi des logiciels propriétaires. Sauf le logiciel de compta et de graphisme. «C’est parti d’une initiative personnelle et c’est devenu en 2018 un engagement d’équipe», explique Jean-Paul, convaincu «qu’il faut que ce soit un choix de l’institution pour que ça marche, pour contrer les résistances personnelles». «C’est un peu comme le genre, on touche à quelque chose d’ancré chez les gens. Dès qu’on touche à ça, on touche à quelque chose d’intime, poursuit-il. Cela a été plus simple pour ceux qui sont arrivés depuis, pour les autres qui ont dû s’adapter, c’est plus difficile.»

«Il suffit d’un responsable qui change, et sans réelle dynamique interne, les gens peuvent vite rebasculer vers les GAFAM.» Denis Devos, Domainepublic.net et Tactic

La transition s’est faite en douceur, avec un accompagnement. Aujourd’hui, l’équipe n’a plus le choix, si l’on pouvait parler de choix auparavant, puisque les logiciels propriétaires (voir encadré) sont aussi utilisés «par défaut»  «On a créé un Wikipédia en interne qui compile les problèmes. Chacun, autonome, peut trouver ses réponses et contribue à adapter les outils aux besoins et aux usages», détaille Sarah, elle aussi sur la mission Numérique libre, éthique et critique.

Meilleure adéquation avec leurs valeurs, autonomie, rôle actif, meilleure sécurité des données du fait de la décentralisation des choses, intelligence collective aussi. Aujourd’hui, ils ne feraient pas marche arrière.

Certaines associations pourtant reviennent sur leurs pas. «Il suffit d’un responsable qui change, et sans réelle dynamique interne, les gens peuvent vite rebasculer vers les GAFAM», avance Denis Devos, autre acteur dynamique du libre à travers deux structures, Domainepublic.net et l’asbl Tactic. «L’usage de documents en logiciel libre peut constituer un frein dans la communication avec les administrations publiques», rapporte aussi Luc Goffinet.

Le numérique comme bien commun

Comment alors imaginer une multiplication de ces expériences encore minoritaires? «Ça doit venir d’en haut, faut que ça se décrète, assène Jean-Luc Manise. En France, 60 à 70 pour cent des associations sont en environnement libre, car il y a une pression des administrations publiques qui s’inscrit dans une volonté de souveraineté numérique française. C’est aussi l’ambition de l’Europe, si elle ne veut pas louper le tournant numérique, elle doit tendre vers la souveraineté technologique.» Et côté financement? «Argent public, code public», défend Nubo. C’est aussi l’option soutenue par Abelli: «Un euro dépensé dans le numérique public devrait appartenir au pouvoir public. Cela signifie que si Microsoft et Google veulent proposer leurs services aux pouvoirs publics, ils doivent ouvrir leurs codes. C’est la notion du numérique comme bien commun et non comme outil privatif de liberté»4Et si l’on file la métaphore de l’alimentation qui ouvre cet article, le logiciel libre promeut aussi du circuit court, une relocalisation. Des serveurs – aujourd’hui aux quatre coins de la planète – mais aussi de l’emploi.

Le confinement a déroulé le tapis rouge pour les GAFAM dans des secteurs où elles n’y avaient pas encore posé un orteil… Mais il a peut-être aussi fait réfléchir sur notre rapport au numérique. Est-ce l’effet Shoshana Zuboff, dont le livre L’Âge du capitalisme de surveillance a été traduit en 2020, la conséquence des révélations autour des défaillances de la Smals, asbl et bras informatique de l’État, autour de la gestion des données de santé des Belges, ou plus récemment l’affaire du logiciel espion Pegasus? En tout cas, selon Jean-Luc Manise, «la bataille du libre n’est pas encore perdue».

Les logiciels libres, c’est quoi? Les logiciels libres se basent sur quatre libertés: utiliser un logiciel, l’étudier, le copier et enfin modifier/améliorer le programme en rendant publiques les informations. Cela impose, notamment, que le code source du programme soit accessible, contrairement au logiciel propriétaire dont la recette est gardée secrète. Ce concept a été introduit en 1986 par l’informaticien Richard Stallman, père du mouvement «free», comme une résistance au modèle propriétaire qui restreignait les marges de manœuvre des programmeurs. Le libre, c’est aussi un mouvement social et politique, une culture, celle du don, de l’apprentissage entre pairs, qui trouve refuge dans des lieux collaboratifs virtuels comme les forums, des projets comme Wikipédia, ou réels comme les fab labs (pas tous) et autres espaces de DIY (Do it yourself).

Ressources / Outils

  • Télétravail, entrée libre. Une campagne du GSARA qui interroge pourquoi, presque exclusivement, pour continuer à fonctionner devant l’urgence sanitaire décrétée, nous nous sommes tournés vers les solutions proposées par les GAFA. Sans penser les enjeux de ces actes. Avec notamment une rencontre avec Peggy Pierrot, de l’École de recherche graphique, qui, collectivement, a fait le choix de se tourner vers ce qu’on appelle les logiciels libres, avec l’aide d’acteurs locaux indépendants.
  • «Penser et agir le numérique pour des pratiques émancipatrices». Formation proposée par le CEMÉA en octobre 2021 et mai 2022.
  • Abelli association belge de promotion du logiciel libre, met à disposition sur son site un tas d’outils et de ressources comme une carte des acteurs et utilisateurs . L’association propose aussi des formations aux logiciels libres avec le CESEP.

 

 

1. La rédaction garantit que son travail journalistique s’effectue toujours en toute indépendance par rapport aux noms et marques cités.

2. Lire «Nubo, pour un numérique libre, transparent, local et coopératif»Permanences critiques, ARC juin 2021.  

3. Lire «La commune libre», dans Medor, 4 mars 2021, par Quentin Noirfalisse. Medor, média qui, par ailleurs, a fait le pari du libre.

4. Lire aussi à ce sujet «L’État doit favoriser l’émergence d’alternatives libres et non marchandes», entretien avec Philippe de Grosbois, sociologue du numérique et des mobilisations sociales, par Agir par la culture.  

Manon Legrand

Manon Legrand

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